mercredi 13 novembre 2013

LE VASE PERDU





                                ''L'indien Solitaire'' N.C. Wyeth


Quelques secondes  le canoë tangue dangereusement, puis se stabilise.
Malgré la proximité de la rive où les grands arbres offrent une protection contre les vents de novembre, une bourrasque est survenue alors que l’amérindien fouillait dans son sac.
Et voilà que les restes du dernier repas, conservés dans une petite poterie que la soudaineté du coup de vent l’a obligé à lâcher pour saisir le plat-bord coulent vers le fond du lac.
L’eau est trop froide maintenant. Impossible de tenter de récupérer le récipient.
L’air aussi refroidit très vite.
L’algonquin enfile cette troisième peau qu’il a finalement trouvée au fond de son bagage.

Un dernier regard sur la surface agitée, là où est disparu le pot. Puis sur la berge. Il se souviendra de l’endroit.
Peut-être l’été prochain.
C’est que celle qui l’avait façonné, ce pot, l’avait fait tendrement, amoureusement.
Et qu’elle n’est plus là pour le remplacer...

L’indien ressaisit sa pagaie. La nuit viendra vite.

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Un autre novembre.
Des flocons se mêlent à la pluie. L’hiver approche.
Le vent fou lève au large des petites trombes qui sont pulvérisées aussitôt par une bourrasque et se dissipent emportées au-dessus des vagues comme des spectres fuyants.

La chaloupe est amarrée au piquet de métal coiffé d’un réflecteur qui marque le haut-fond. Ça tiendra. La proximité de la rive ouest offre un peu de protection contre la tempête.

Nous achevons de nous préparer. Debout sur l’ile sous-marine , Jacques vérifie l’étanchéité du caisson qui enferme sa Nikon, le visage immergé, les palmes calées contre les rochers.
J’attache ma deuxième bouteille, aussi habilement que me le permettent les gants à trois doigts qui me protègeront du froid. L’eau est à 6 degrés, et ça baisse encore, de jour en jour.
Elle épaissit, comme disent les vieux. J’aime tellement cette expression, si juste. L’eau du lac semble huileuse, crispée de froid...

Mon compagnon de plongée relève la tête et me signifie d’un hochement que tout est ok.

Nous nous immergeons, et laissons derrière nous la furie bruyante du vent et des vagues pour le monde verdâtre et silencieux des touladis.

Ce ne sont pas ces grands salmonidés des profondeurs qui hantent les lacs sombres du nord que nous cherchons, cette fois.
Mais un camion!
Il y a presque trois quarts de siècle, le lourd véhicule transportant sur le chemin de glace une cargaison de gros billots de bois vers la tête du lac où le train prendrait le relais, était passé à travers et avait coulé près du haut-fond.
Quelques années plus tôt, ça avait été un traineau et les chevaux qui le tiraient.
Nous voulons les retrouver, et les photographier, témoins noyés d’une autre époque...

À la boussole, nous nous dirigeons vers le secteur Nord du site, en descendant doucement la pente vers un premier plancher couvert d’une épaisse couche de sédiments, quelques 15 mètres sous la surface.  Le mauvais temps là-haut n’aide pas à la visibilité, déjà assez moyenne en temps normal. Si je m’éloigne de plus de cinq mètres, je perds Jacques, pourtant équipé d’une puissante lampe de plongée.

Nous ne trouvons rien, sur ce désert ressemblant étrangement à la surface de la lune, à part de temps à autres quelque tronc d’arbre venu couler ici gorgé d’eau.

D’étranges petites dépressions que je ne m’explique pas marquent le sol, comme si quelqu’un y avait erré. Quelqu’un, ou des chevaux fantômes...

Nous sommes trop profonds. Selon les vieux du village, le camion n’aurait pas sombré dans autant d’eau.
Nous passons donc au secteur est, que nous quadrillons aussi.

Sans plus de succès.

Puis le secteur sud de la batture. Une heure et demie sont passées.
Cette fois, un peu de chance! Nous trouvons ce qui semble bien être le chargement de bois que le camion transportait. Encore empilés, les billots gisent au pied d’une petite falaise drapée de biofilm rougeâtre sur lequel se sont fixés des hydres.
Des blocs de béton et des cordages confirment  l’hypothèse.
Mais aucune  trace du véhicule...

Nous remontons vers le centre du haut-fond. Il est bien peu probable que le camion se trouve si près de la surface, mais nous voulons en être sûrs.
Il n’y est pas.
Mais nous trouvons les vestiges de l’attelage du traineau, planches, jougs et lanières de cuir étonnamment bien conservées, éparpillées sur un palier de roc ensablé. Étrangement, aucun signe des chevaux, dont les squelettes devraient pourtant avoir été bien conservés dans l’eau froide du lac.
Jacques en fait le tour, suspendu comme un satellite, et mitraille la scène de son appareil-photo, pendant que je ne peux m’empêcher de repenser à ces dépressions dans les sédiments en bas, comme des traces de pas...


Il reste le cadran ouest. Le moins probable des secteurs entourant le haut-fond, selon les locaux.
Je commence à avoir froid. Je sais que quand nous sortirons de l’eau, ma main droite aura perdu la moitié de sa force et de sa dextérité, une mauvaise habitude qu’elle semble avoir prise dernièrement!
Je me surprends à rêvasser de mers bleues et chaudes.

C’est moins profond ici. Vingt-cinq pieds et des poussières. L’heure avance, la lumière dehors diminue, il fait aussi sombre que plus bas au début de la plongée.

Je frog kick pour ne pas lever le fond, lentement. Mais ici, curieusement, le plancher n’est pas constitué d’épaisses couches de sédiments volatiles. Il s’agit plutôt d’un sol graveleux, compact, avec ici et là quelques amoncellement de pierres.
Je donne un coup de ma palme droite pour me retourner, voulant m’assurer que Jacques est toujours là. Étrangement, ce seul coup de palme me fait virer complètement, comme si un courant que je ne percevais pas m’aidait!

Jacques est tout près derrière, précédé du gros œil de son hublot de caisson sphérique qui observe tout.

Près de la rive, des falaises de calcaire cristallin montrent des formes inusitées, sculptées par l’acidité de l’eau. De petites cavernes s’y ouvrent, certaines assez profondes pour que ma lampe n’en trouve pas le fond. Et plus intéressant encore, elles montrent parfois des murs texturés de gros coup de gouge, que seule une eau en mouvement peut avoir produite.
Des sources, de petites rivières souterraines aboutissant ici?
Cela expliquerait cet invisible courant, et le balayage des sédiments au sol...

Une petite tache foncée devant moi me tire de mes réflexions. J’accélère un peu et m’approche.

On dirait bien un pot de métal rouillé. Ce qui n’a rien de surprenant : il n’y a pas si longtemps encore, les lacs et les cours d’eau étaient les poubelles des riverains et des voyageurs. Avant l’invention de l’écologie, on trouvait bien pratique de laisser sur la glace l’hiver des rebus de toutes sortes qui disparaissaient bien obligeamment au printemps!

Mais il n’y a pas d’habitations dans ce secteur du lac...

Je ne sais trop pourquoi, je fais signe à Jacques en éclairant l’objet de ma lampe. Il s’approche et prend un cliché. Puis je m’incline vers l’avant et descend doucement pour saisir la chose, que je m’attends à voir se désagréger  dans mes mains, comme tous les récipients de métal que je trouve, oxydés de part en part.

Même à travers 5 millimètres de néoprène, curieusement, on garde un certain sens du toucher.

Le pot n’est pas en métal, c’est une poterie.
Et je la tire à ce moment, sans le savoir, d’un demi-millénaire de sommeil.

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Nous ne trouvons pas le camion. Et pour cause : j’apprendrai plus tard par un des anciens du village qu’il avait été renfloué quelques temps plus tard, laissant au fond sa trop lourde cargaison de bois.

Plus de deux heures et demie d’immersion dans les eaux de novembre. Lorsque je reviens au bateau, mes mains obéissent mal pour détacher la petite caisse de plastique que je transporte sous moi, attachée à ma stab, pour les petits trésors que je trouve.
J’arrive tout de même à la déposer sur un banc de la chaloupe.

Nous remontons à bord les appareils-photo et cylindres, palmes et masques, et gardons nos combinaisons étanches bien fermées pour le voyage de retour sous la pluie et les embruns.
Il est temps. Le jour achève.

Le petit moteur peine à faire avancer l’embarcation surchargée sous le fort vent. Nous progressons lentement.
Je cueille dans la caisse le petit pot de terre cuite et nous l’examinons de près.
Dans l’eau verte du lac, au fond, nous ne voyions pas les motifs qui le décorent.
La lèvre du pot ornée d’une crestellation un peu semblable à un bec verseur est hachurée en diagonale, tout le tour, et ceinturant l’épaule, deux lignes gravées en continu  accompagnent une rangée de petites ponctuations.

Nous nous regardons étonnés et avons la même réflexion : ça fait un peu indien, comme objet!
Je commence à croire que nous avons peut-être trouvé plus qu’un simple pot de terre, comme il m’arrive assez souvent d’en repêcher. Et je frissonne non plus de froid, mais de penser qu’il aurait pu se briser mille fois, balloté dans la caisse!
Aussitôt à la maison, je contacterai un vieil ami archéologue, et lui enverrai une photo...

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Je relis pour la cinquantième fois les mots à l’écran de l’ordinateur.

‘’Tu as entre les mains un vase huron de 500 ans environ. Le seul de ce type jamais trouvé intact. Si j'avais trouvé ça, même pour moi ça serait la découverte de ma vie.’’

Je n’en reviens tout simplement pas.
Quelles sont les probabilités pour qu’un amérindien , il y a cinq siècles, passe par ce lac, y échappe un vase de type huron alors qu’il s’agissait de territoires algonquins, que le vase tombe sur un substrat solide plutôt que dans l’épaisse couche de sédiments habituelle, ne se brise pas, et que deux plongeurs passent quand il n’y a aucun intérêt à plonger là sauf si on cherche...un camion?!

J’adore ce sport!

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Mercredi matin. Je finis d’écrire ce récit.
Les gens du ministère et du centre de conservation viennent de passer ramasser l’objet.
Il sera analysé, étudié, sous toutes ses coutures.
Je suis fier, bien sûr, de cette découverte.
Alors pourquoi cette tristesse que je ressens, ces larmes que je retiens?

Je me sens coupable.

Coupable d’avoir tiré le vase d’une paix de cinq siècles. De l’avoir extirpé de ce monde silencieux aux étranges lumières que j’aime si passionnément, pour lui imposer celui des hommes modernes, dénaturés, orgueilleux. Celui du bruit, de la lourdeur et de la superficialité.

J’aurais peut-être dû le rapporter en bas, le recoucher sur son lit de gravier et de sable, qu’il continue d’attendre le retour de l’été,  de l’indien, en rêvant caressé du souffle des résurgences à des chevaux fantômes qui galopent sans bruit dans les ombres verdâtres...




 photo Jacques A. Lech



  photo Jacques A. Lech



  photo Jacques A. Lech



 Photo J.L.Courteau



  photo Jacques A. Lech





Photo J.L.Courteau