J'adore cette photo.
D'abord, la jeune femme ressemble à ma mère, dans ces années-là. Puis, je ne sais trop...L'inclinaison de la bicyclette, suggérant une conduite un peu hésitante. Il me semble entendre craquer le vieux métal. L'absence de feuilles, avril ou octobre, et bien sûr, le fait que le village n'existe plus.
Aultsville est engloutie sous les eaux du St-Laurent, comme six autres hameaux ontariens que la création des barrages de 1958 a condamnés au monde du silence...
Nous n'y avions pas encore plongé.
Bien que j'accumulais depuis des années des heures de recherches dans les vieux documents.
C'est que comparativement à d'autres de ces Lost Villages, ses vestiges ne sont pas bien profonds, et situés dans une grande baie où l'absence de courant a laissé s'accumuler depuis plus de cinquante ans beaucoup de sédiments, qui effacent tout.
Aultsville était pourtant la plus jolie des petites villes disséminées le long de la vieille route 2, longeant le fleuve.
C'est que ses berges recelaient une argile de haute qualité, qui fut vite utilisée dans la fabrication de briques vendues jusqu'à Ottawa
and beyond.
Alors beaucoup des maisons de Aultsville étaient construites de ces belles briques un peu orangées, travaillées des mains d'artisans de talent. On peut encore aujourd'hui voir de beaux exemples de cet art à Morrisburg, entre autres.
Un des fabriquants de ces briques, le premier, se nommait John Elliott.
Et dans ses temps libres, pour arrondir les fins de mois, John Elliott façonnait avec cette même superbe argile de la Grande Rivière de bien belles poteries.
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8 mai 1846, Aultsville.
Dans sa cabane-atelier, John entend les vagues du fleuve encore haut venir battre la grève. Il songe à son pays, aux grands prés verts de son Irlande natale. Le même vert qu'il a essayé de recréer sur ces deux flasques aux formes inusitées, percées en leur centre comme des beignets, avant d'y peindre et graver des oiseaux et des arbres et d'y inscrire:
''John Elliot Manufacturer of this Jug. When this you See remember Me''.Elles partiront demain pour le long voyage vers l'Ile Verte, comme pour qu'une partie de lui retourne là-bas.
Et elles joueront très bien leur rôle. On se souviendra de John Elliott.
Puisqu'elles réapparaitront en 1986 dans les bureaux de Sotheby's à Londres, et seront acquises par le Canada, consacrant en cela le talent de John, et bouclant la boucle d'un voyage de 130 ans.
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5 Mai 2013
Premières plongées de reconnaissance sur Aultsville.
Nous croyions partir du bord de l'eau là où s'arrête l'ancienne Aultsville Road, près du Upper Canada Bird Sanctuary.
Probleme: nous devrions pour ce faire transporter les bouteilles et tous le matos à pied, sur une longue distance: la route est barrée.
Nous décidons donc de pousser un peu plus loin et d'essayer de trouver un accès à l'eau plus facile.
Et comme la chance sourit aux audacieux, un résidant du bord de l'eau à qui nous nous informons à savoir s'il existe un passage public nous offre son terrain! Merci André!
Le plan est de palmer franc sud jusqu'à ce que nous croisions l'ancienne route 2, asphaltée et généralement en bon état. Puis, nous irons à l'est, vers la jonction avec Aultsville Road.
Une vieille carte du village situe le brickyard à l'est encore de ce Crossroad.
Si nous avons le temps, nous chercherons aussi quelques tunnels sous la 2, que la présence de ruisseaux sur la carte implique.
L'eau est encore très froide, malgré le soleil. C'est peut-être encore la température qui dictera l'heure de sortie plutôt que la quantité d'air dans nos bouteilles!
À peine dix minutes d'écoulées: le fond s'incline et l'eau se colore de jaune et perd deux degrés. Nous sommes dans un ruisseau sous-marin. Parce que curieusement, les ruisseaux et rivieres englouties continuent de ''couler''...
Et presque immédiatement, nous nous retrouvons face au premier et plus gros des tunnels! Une chance incroyable! Escortés bien sûr par les gros achigans qui les gardent souvent.
Nous savons donc exactement où nous sommes, sur la carte. Le reste devrait être facile.
Nous croyons pouvoir facilement repérer le brickyard, à l'est du village. Mais il y a des briques partout! Comme beaucoup des maisons du village avaient été construites de ce matériau, la destruction d'Aultsville fut en 1958 plus importante que partout ailleurs: les maisons de brique n'étaient pas transportables!
Et si nous ne pouvons localiser le
brickyard, nous ne pouvons localiser le terrain de John Elliott, juste au nord sur la carte!
Nous décidons donc de visiter pour le reste de la journée les rues et fondations d'Aultsville.
Lesquelles offrent de beaux paysages de puzzle cassé...
Une journée de plongée n'est jamais vraiment décevante. Mais tout-de-même...
Où est John Elliott?
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Revenu chez moi, je replonge(!) dans mes recherches.
Et trouve assez vite deux nouvelles informations.
En lisant plus attentivement une meilleure version de la carte, je m'aperçois que le
brickyard de l'est du village n'est pas celui de John Elliott, mais de Thomas McConnell.
Il y avait deux fabriquants de briques à Aultsville!
Et je trouve cette photo qui me fait halluciner: la maison du potier!
Nick et moi remarquons la même chose: il y a une pente à droite. Or le village est plat.
Sauf...près du tunnel!
La pente ne peut qu'être celle des berges du gros ruisseau, non?!
Nous retournerons sur place, trouverons facilement les fondations de cette maison, à l'est du ruisseau tout juste, côté sud de la route. Et nous confirmerons par la présence de deux souches en avant, près de la rue!
Une autre photo montre Annie Elliot, et une poterie sur un balcon. La maison n'est vraiment pas en brique.
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7 mai 2013, Aultsville.
L'eau est froide, et la visibilité exécrable.
On s'en fout.
Nous retrouvons aussi vite que lors des premieres plongées le gros tunnel.
Remontons à gauche, traversons la route. Devant nous, les vestiges de fondations, tout près du chemin. Et devant: deux souches énormes, là où espacés de vingt-cinq pieds, deux grands arbres ombrageaient une petite maison de bois.
Les seules briques que nous trouvons, en tas, sont sans doute celles d'une cheminée.
C'est ici. Selon le sous-titre de la photo trouvée: la maison de John Elliott.
Mais nous ne trouvons aucun morceau de poterie. Et derrière la maison, le ruisseau s'élargit en un grand étang, visible sur la carte, que nous contournons lentement à la palme.
Rien. Pas même un bout de bois.
Mais, ce qui m'inquiète plus, pas d'argile...
Or nous savons qu' Elliott s'approvisionnait derrière chez lui. Les vieux textes en parlent.
Déception encore. Pourtant, tout indique hors de tout doute que nous sommes au bon endroit.
Nous fouillons encore. Puis faisons une deuxième plongée le long de la vieille 2.
Les perchaudes ont commencé à pondre, les écrevisses ont des oeufs, les algues poussent déjà, et nous trouvons d'autres tunnels.
John a-t-il si bien déserté les lieux qu'il n'a rien laissé derrière, pas même quelques pièces brisées ou qu'il n'aimait plus?
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9 mai 2013
Pas d'argile derrière la maison...Ça n'a pas de sens...
Je reprend les recherches, sans y croire. J'ai passé tellement d'heures à fouiller en deux ans: je suis sûr d'avoir tout lu sur le village aux maisons de briques.
Mais non.
Pas tout!
Comme dans les livres de pirates, il me manquait une carte.
Celle que nous avions utilisée jusqu'ici est trop jeune!!!
Je ne sais plus par quel coup de chance je suis tombé dessus, mais il nous fallait celle-ci!
Là, en bas, à l'est du
crossroad de la 2 et d'Aultsville Road qui devient Water Street, bien à l'est du ruisseau et de la maison de bois qui appartenait alors à un Mr.Bush: le brickyard et...le
pottery!!! Et derriere l'atelier de poterie: pas un étang, mais le fleuve, et ses bancs d'argile!
Nous devons y retourner! Là, maintenant!
Mais Nick se prépare à partir en voyage dans quelques heures. Je vais devoir attendre son retour, le 19 ou le 20.
Une longue semaine...
Alors en attendant, j'écris cette histoire. Et je rêve de retrouver l'échoppe de l'artisan irlandais qui ne voulait pas être oublié...
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Février 1860
John Elliott sourit, malgré le temps.
C'est à peine s'il voit plus loin que son cheval, qui peine à tirer le grand traineau chargé de poteries entre des étages de paille. Les bourrasques de neiges font dans l'air des volutes comme les gestes d'un chef d'orchestre qui dirigerait la symphonie chaotique de la tempête.
L'irlandais profite de l'hiver qui lui laisse un répit de production de briques pour livrer cruches et pots, et quelques encadrements de terre cuite pour de riches clients de Morrisburg. Et c'est moins risqué pour les poteries, de voyager sur la neige lisse que de cahoter sur les chemins d'été.
Entre les rafales blanches, John apercoit au sud de temps en temps la bande noire des eaux qui ne gèlent pas encore au millieu du fleuve.
Presque comme la mer.
Il l'aime bien, cette grande rivière, ce fleuve qui le nourrit de poisson et d'argile, et de souvenirs quand il prend des allures d'océan.
C'est dans l'eau que John trouve sa terre, comme c'est au fleuve qu'il retrouve sa mer.
De la terre puisée dans l'eau, puis soumise au feu pour être décorée aux goûts de l'air du temps.
John Elliott est un alchimiste expatrié.
Les craquements du vieux bois des
attelles sont enneigés des hurlements de l'hiver, alors que le traineau disparait dans la blancheur froide...
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30 mai 2013
Nick, enfin revenu, tient le bout du ruban à mesurer, suspendu dans l'eau au-dessus de l'ancienne route 2 sous laquelle passe à cet endroit précis le ruisseau Ault, par un haut tunnel de béton.
Je m'éloigne de lui vers l'est sud-est, déroulant le
tape.La visibilité est potable, malgré les pluies récentes.
La carte est exprimée en ''rods'' au pouce, une vieille unité de mesure désuete. Elle correspond à 16 pieds et demi. Nous ne pouvons mesurer directement sur le document, puisque ça n'est pas l'original, dont les dimensions nous sont inconnues.
Mais nous connaissons bien deux points sur la carte: la jonction de la 2 et d'Aultsville Road, ancien
downtown, et le tunnel. Il suffira de mesurer la distance entre les deux et d'appliquer cette donnée en proportions relatives.
780 pieds.
Un angle droit maintenant vers la droite, sur Aultsville Road, devenu au sud de la deux ''Water street''.
Sauf que la profondeur est très faible, et les glaces d'hiver ont endommagé la route au fil des décennies, la rendant par endroit fort imprécise. Sommes-nous au bon endroit?
260 pieds maintenant.
Puis un dernier angle droit à gauche et un peu plus de trois cents pieds, et nous serons chez John Elliott.
Mais pas cette fois!
Aquadude me regarde les yeux ronds, et gesticule frénétiquement vers ma bouteille gauche.
Il me semblait bien que j'entendais vaguement un bruit, depuis un certain temps: le boyau du gonfleur de ma veste est desseré au premier étage du régulateur, le joint cherche à sortir, et je perds sérieusement de l'air!
Nous devons retourner réparer, alors que nous y sommes presque!!!
De retour au coin de la 2, je fabrique un inukshuk de galettes d'asphalte, pour ne pas avoir à remesurer presque 800 pieds à nouveau, à la prochaine plongée.
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John est assis à son établi, devant la fenêtre.
Le printemps est long et frais, le soleil timide pour une fin de mai.
Entre deux gravures sur un cadre qu'il achève de décorer, commande spéciale du bon docteur de Morrisburg, il s'accorde un moment de
daydreaming, hypnotisé par le mouvement des branches du saule, pendules sous le noroît.
Et comme toujours, c'est dans la verte Irlande que son esprit vagabonde. Il s'est habitué à ce pays du Canada, tranquilement, et certaines saisons de ses décors changeants lui sont devenues précieuses, même.
Mais la mémoire est un saule, qui garde en chaque branche le souvenir de la premiere tige devenue le coeur.
Des images du passé se superposent à celle de l'arbre, kaléidoscope de fragments de vie, tourbillons d'années...
Et devant les yeux voilés de songes du potier qui s'endort, on dirait que l'air bouge dehors comme au-dessus d'un feu de camp, et coagule sous la forme étrange de deux hommes-poissons qui nagent lentement vers l'atelier, à quelques pieds du sol.
John Elliott rêve...
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La réparation du régulateur est vite faite. J'ai appris il y a longtemps déjà qu'on ne part jamais plonger sans une bonne réserve d'o-rings.
Cette fois, nous économisons de l'air en nageant à la surface vers l'endroit approximatif où se trouve l'inukshuk, en suivant à peu près Aultsville Road, plutôt que la 2.
Quand nous croyons être au bon endroit, nous descendons.
Et tombons en plein sur ma sculpture improvisée!
Nous refaisons les 260 pieds, longeant des fondations très grandes, et survolant une espèce de trottoir superbement conservé. La profondeur augmente: nous descendons la pente qui menait à l'époque au bord de l'eau.
Dernier virage.
Le ruban indique 100 pieds. Puis 100 pieds encore. Et une dernière fois.
Quelques coups de palmes de plus, et nous sommes, enfin, chez John Elliott.
Il n'y a pour ainsi dire aucun courant. Et c'est ainsi depuis bien longtemps. Une épaisse couche de sédiments recouvre tout.
Mais nous distinguons un grand carré, à deux arêtes apparentes.
Les fondations d'une maison.
Une tache blanche. Je m'incline et cueille une petite salière de céramique. Mon coeur bat plus fort.
Si ma raison n'a cessé de me répéter depuis des mois qu'il y avait bien peu de chance de retrouver une poterie de John, mon coeur lui, l'espérait en secret, bien sûr!
La salière est visiblement très vieille. Mais n'est pas signée, et d'une facture suggérant un peu plus la grande production que l'artisanat.
Tout-de-même...Elle me fait sourire, et alors que je flotte immobile au-dessus du désert de sédiments, je suis envahi d'un réconfortant sentiment d'accomplissement.
Je crois que c'est ici.
Et lorsque Nick et moi descendons le talus derrière la maison disparue et entrons dans les eaux de l'ancienne rivière, et que nous découvrons immédiatement des bancs d'une argile pâle d'une finesse admirable, j'en ai la certitude.
Je remonte au niveau des fondations. Quelques piquets d'une vieille clôture, des débris métalliques rouillés méconnaissables, des briques.
J'ai trouvé un petit pot de cold cream, blanc laiteux. Je les trouve jolis. Nick me tend une vieille brique faite à la main, il sait que j'aime les anciennes briques.
Nous échangeons nos ''trésors'' avec une respectueuse inclinaison de la tête, comme deux vieux moines zen!
Il faut bientôt envisager le retour. Une grande distance nous sépare maintenant du bord, il faudra assez d'air pour y retourner.
Avant de quitter, nous nous arrêtons une dernière fois près d'une souche.
Je me plais à imaginer le petit atelier de planches grisonnées par le vent du large, et une fenêtre illuminée orange de la lueur des lampes à l'huile.
Et la silhouette d'un artisan assoupi à son établi...
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John Elliott était un simple artisan potier irlandais, expatrié au bord du St-Laurent.
Et comme on l'avait déraciné, il voulait, encore plus que tout le monde, survivre. Ne pas mourir.
Ne pas être oublié.
''John Elliot Manufacturer of this Jug. When this you See remember Me''
Il est sans doute mort avant que ne naisse l'idée d'un vaste projet de barrage sur le St-Laurent, qui non seulement engloutirait hors d'atteinte cette argile dont il tirait sa subsistance et son art, mais noierait aussi son village d'adoption, et toutes traces de sa vie.
Comme si le destin s'acharnait à effacer son existence.
Je l'espère. J'espère que tu n'as pas su, John, que tu serais un jour un des fantômes des Lost Villages.
Mais s'il t'en est parvenu la rumeur, portée par le vent jusque sur les vertes plaines irlandaises où je suis sûr que tu danses maintenant, sache que tu n'es ni effacé, ni mort, ni oublié.
Slán, John.