vendredi 27 mars 2020

Un peu de lecture?





LES PETITS PONTS


-«Le vie est pleine de petites ponts!»

L’été s’étire, le soleil de septembre est chaud à travers les fenêtres de l’auto, et mon ami Nick Fulleringer assis sur le siège du passager vient de lâcher cette petite perle de poésie enjolivée de son éternelle difficulté à saisir le genre des mots en français.

Nous discutons de tout et de rien, de comment va le travail, en route vers le fleuve près du village d’Iroquois en Ontario. Quelques heures de route du Québec, mais plus on s’approche de sa source dans les Grands Lacs ontariens, plus le St-Laurent est limpide. Pour les plongeurs québécois, toute cette section du fleuve aux grandes eaux, claire et remplie d’épaves, est un incontournable.

Nick est un artiste. Ingénieur de son, musicien, il joue de plusieurs instruments, de la guitare brillamment. Il y a longtemps, son studio était occupé comme une ruche. Les musiciens, célèbres comme inconnus, venaient y chercher son expérience, son oreille exceptionnelle, pour enregistrer leur album ou leurs démos.
Maintenant, trop souvent, Nick est seul derrière les grandes vitres triples, grattant sa guitare.
Avec les ordinateurs et les logiciels spécialisés, les musiciens font seuls chez eux le travail d’ingénieur. Sans entendre, comme l’entend trop bien mon ami, le fil cassant et décoloré de la solitude électronique emmêlé dans leur tapisserie sonore.
Les temps changent, les choses passent. Et nous passons d’une île à l’autre de nos vies, empruntant des petits ponts sur lesquels parfois on s’arrête un moment, pour regarder derrière.
Surtout quand on y a laissé quelqu’un...

Je me tourne vers Nick. Il a les yeux fermés.

C’est un de ces petits ponts, bien tangible celui-là, que nous chercherons aujourd’hui.
Quand en 1958 on a élevé le niveau d’une partie du fleuve par la création du barrage hydro-électrique de Cornwall, plusieurs villages ontariens furent engloutis. Sept villes rasées, les arbres coupés, les habitants expatriés. Au nom du progrès.
En ces temps-là, l’emprise de la religion, éternelle complice de la politique, était si grande qu’une telle chose put se produire, qui serait impensable aujourd’hui. L’Église fit en sorte que ses brebis acceptent l’inacceptable au nom du progrès et de la volonté de Dieu.
Tout était détruit avant l’inondation, de façon à ce que rien ne puisse nuire à la navigation plus tard.
Mais le long de la vieille route nationale 2, les ponts enjambant les multiples ruisseaux restèrent intacts, ne posant aucune menace aux bateaux.

Nous en avons déjà trouvé plusieurs, lors de nos explorations sous-marines des villages oubliés.
Mais celui que nous cherchons maintenant est bien particulier.
Il se nommait au début du vingtième siècle le Lover’s Bridge - Le Pont des Amoureux.

En fouillant les archives, nous étions tombés sur de vieilles photographies. Une fort jolie petite passerelle en arche, construite de moellons de pierre, qu’on trouvait au bout d’un chemin secondaire près du village d’Iroquois.
Mais nous n’avions pu dénicher d’indications quant à sa localisation exacte. Nous n’avions que le nom du pont, et celui du ruisseau.
Ce qui aurait normalement dû être suffisant, mais le ruisseau avait probablement été rebaptisé depuis, puisqu’il n’existe sur les cartes actuelles aucun « Ruisseau Ault » autour de là.Qu’à cela ne tienne, nous suivrons tous les ruisseaux croisant la route moderne vers le fleuve et roulerons sur les petits chemins secondaires près du rivage. Nous trouverons bien quelques indices...

                                                         

14 Juillet 1970

La nuit est calme, l’orient bleuit légèrement. L’aube approche.
Au milieu du fleuve, le vapeur de 106 mètres Eastcliffe Hall avance pleine puissance, reprenant de la vitesse après contact sur un haut-fond où il a bien failli s’enliser. La navigation sur cette section du fleuve est traîtresse, et encore trop peu connue des marins depuis la construction dix ans auparavant du barrage Saunders à Cornwall.

Mais le Eastcliffe se déporte trop au nord-est.
Un autre haut-fond, celui de Crysler, est inévitable : le navire, que ses 5,600 tonnes de lingots d’acier alourdissent, frappe une ancienne base de phare en béton engloutie et se déchire par tribord avant.

Sur la rive nord du fleuve, juste en face, un bruit terrible réveille les campeurs de Crysler Park Marina. Les gens croient d’abord à un accident sur la route qui passe tout près. Mais peu après la détonation, ils entendent des bruits de verre brisé, de vapeur qui s’échappe et des cris et des appels à l’aide portés par la brise venue du large.

Une voiture de police qui patrouillait dans la région est dépêchée à la marina sur le champ. On trouve deux petites embarcations dont les clés sont toujours dans l’ignition, et quatre policiers foncent vers l’aval du naufrage, où le courant aura peut-être emporté des survivants.

Des débris flottent partout. Accrochés aux plus gros, onze personnes sont retrouvées. Puis, remontant le courant vers le site du naufrage, une douzième, désespérément agrippée à un des mâts qui dépassent de la surface.

Six membres d’équipage et trois passagers sont restés coincés dans les appartements du bâtiment englouti. Le capitaine et son fils, l’ingénieur en chef, sa femme et leur petite fille, le quatrième ingénieur et deux cuisiniers.
Morts noyés.

Quelques jours plus tard, une chaloupe dérive lentement dans la nuit. Bientôt, l’homme distingue contre le bleu foncé du ciel la tige noire du mât. Quelques coups de rame et il le rejoint et s’y attache. Une impressionnante quantité de joncs de dérive accumulés l’entoure là où il disparaît sous la surface.
L’homme déjà tout habillé n’a qu’à rabaisser son masque et mettre le détendeur en bouche. Il n’allumera sa lampe que lorsqu’elle ne pourra plus être vue de la rive. Il enjambe le plat-bord et se laisse glisser sous la surface.

Le courant est fort. Impossible à remonter de façon soutenue. Il descend en se tenant au mât. À mi-chemin, il allume sa lampe. Le pont du Eastcliffe Hall est visible, à un peu plus d’une quinzaine de mètres de la surface.
En bas, le courant relâche un peu. Mais le plongeur avance tout-de-même vers la proue en s’aidant de tout ce qui dépasse.
Il n’y a pas une semaine encore que le Hall a coulé, et déjà il est devenu un récif artificiel. Dans les cales, à l’abri du courant, des bancs de dorés se reposent entre deux sorties de chasse, et dans les espaces plus restreints, les crapets et achigans inspectent ce nouvel HLM.

Devant le plongeur se dresse bientôt la timonerie.
Encore quelques mètres, et il aura ce qu’il est venu chercher...

                                                         

Un terrain de golf!
Ce qui semblait être une belle campagne bucolique et romantique sur les photos d’époque est maintenant devenu un terrain de golf!
Mais si le ruisseau qu’enjambait le Lover’s Bridge était bien ici, il faut qu’il y soit encore. À moins qu’on l’ait détourné pour construire le terrain.
Une petite route le longe du côté nord, puis une autre vers le sud.
Et parallèlement à cette dernière, notre ruisseau.

Nous parvenons bientôt à un virage à angle droit vers la gauche, où le chemin quitte le ruisseau pour longer le fleuve.
Sur la pointe de terre devant le virage, une fort jolie maison de pierre, visiblement ancienne mais bien entretenue, profite d’une vue magnifique sur le St-Laurent.

Si ce ruisseau est celui qu’enjambait jadis le Lover’s Bridge, peut-être que les occupants de la maison s’en souviennent ou en ont entendu parler.

Nous frappons à la porte.
Le jeune homme qui ouvre n’a certainement pas connu l’époque d’avant la Grande Inondation. Nous lui racontons quand même notre histoire, qu’il trouve bien intéressante, et propose de téléphoner à son père qui saura probablement nous aider.

Celui-ci ne se rappelle pas d’un tel pont. Et le ruisseau du golf a changé de nom plusieurs fois, mais il ne lui semble pas qu’il se soit jamais appelé Ault.
Par contre, à peu de distance d’ici se trouvent deux baies profondes du fleuve, chacune recevant les eaux de deux petites rivières. Et du temps de sa jeunesse, il se souvient vaguement de deux ponts au-dessus de ces ruisseaux.

Nous remercions le jeune homme et retournons à la voiture.
C’est à dix minutes à peine.

                                                    

Il faut que ce soit ici!
De chaque côté de l’embouchure, on peut voir les pavés de l’ancienne route envahie de broussailles entrer dans l’eau. Nick et moi, vêtus de nos combinaisons étanches, avançons lentement en suivant la route engloutie, de l’eau jusqu’à la taille.

Et soudain, je m’enfonce!
Mon dernier pas n’a plus trouvé de sol. Au milieu de la baie, la route coupe. Nick m’aide à remonter, et nous retournons au bord revêtir le reste de l’équipement. L’endroit vaut une plongée.

Les eaux de la petite rivière provenant des champs de culture à l’intérieur des terres est pratiquement opaque. Je sers les lèvres sur l’embout de mon détendeur, de crainte d’avaler de cette soupe aux fertilisants et engrais chimiques.
Il est difficile de vérifier si les restes d’une structure d’assise d’un pont sont présents. Mais en suivant le lit, nous descendons vite dans les eaux du fleuve beaucoup plus claires.

Le courant devient furieux, et nous devons piquer du couteau au sol à travers le lit de moules zébrées pour rester sur place. La pente est raide puis s’arrête à dix mètres. Çà et là, de jolis bancs de sables sculptés des frissons de l’eau rapide fournissent des abris dont profitent les bancs de gros dorés et l’occasionnel malachigan.

Mais si l’endroit dégage une ambiance magique et me plaît immédiatement, me faisant me jurer d’y revenir, nous ne trouvons aucun artefact qui puisse confirmer l’histoire du Lover’s Bridge.

Je ne sais trop ce que j’aurais voulu découvrir...Des pièces de monnaie j’imagine, entre autres. Pas pour leur valeur, mais pour la poésie de flotter au-dessus de ces offrandes aux dieux de la chance et de l’amour, lancées il y a un siècle par des couples de jeunes amoureux, et m’imaginer leurs gestes, leurs regards, leurs espoirs. Goûter un moment avec eux à la certitude que tout allait durer toujours. Danser une valse aquatique dans le monde du silence avec leurs fantômes insouciants...

                                                     

La porte de la timonerie est ouverte. Bien sûr. Quiconque s’y trouvait au moment du naufrage a vite fait d’abandonner les lieux. Dans l’embrasure, de craintifs crapets de roche observent le plongeur approcher et se replient vite à l’intérieur.

L’homme les suit sans hésiter.

Et immédiatement devant lui se dresse une courte colonne. Comme un lutrin pour un livre sacré, un piédestal, un socle pour une œuvre d’art précieuse. La barre à roue est avec la cloche gravée du nom du navire le trésor ultime pour les pilleurs d’épaves, pirates sous-marins.

Mais le trésor n’est pas là.

Immobile devant le socle et les fenêtres brisées donnant sur le vide sombre, le voleur ne respire plus, estomaqué.
Quelqu’un l’a devancé! Seulement quelques jours après que les autorités aient repêchés les corps des noyés, un autre pirate a été plus rapide que lui!
L’homme se ressaisit et palme frénétiquement dans la petite pièce, respirant maintenant beaucoup trop fort, cherchant la cloche. Mais bien sûr, ne la trouve pas plus.
Et un goût amer se mêle à celui de l’air sec du détendeur. Déjà, son esprit passe en revue tous les plongeurs qu’il connaît dans la région. On se connait tous, spécialement les membres de cette confrérie secrète des chasseurs d’épaves.

Il ne sert plus à rien de traîner ici. Il vaut mieux quitter les lieux.
Mais qu’est-ce que c’est que ça?
Le faisceau de la lampe vient de passer sur un objet gisant par terre dans l’ombre de la porte.
Une boîte d’acajou finement construite, aux pentures dorées, fermée à clé.
Rien qui ne résiste plus de quelques secondes à une solide lame.

L’homme ne sera pas venu pour rien.
Dans ses mains, il tient une bien intéressante consolation : les carnets de bord du Eastcliffe Hall!

                                                         

Le Pont des Amoureux était-il à Doran Bay? Rien de ce que nous avons pu observer sous l’eau ne le confirme, ou ne l’infirme.
Il a pu être démoli avant la Grande Inondation...
Chose certaine, un petit pont aujourd’hui disparu a enjambé un jour la rivière.

Reprenant la route, nous passons à hauteur du fond de la baie devant une très grande auberge, d’apparence assez ancienne, qui semble en rénovation. Un homme travaille dehors à retaper un balcon.
Pris d’une soudaine inspiration, et imaginant que nous pourrions bien y trouver sur les murs des photos anciennes, nous nous arrêtons.

Les présentations faites, j’explique au vieil homme qui s’avère être le propriétaire, ce que nous cherchons, et aurait-il déjà entendu parler du petit pont?
Son visage au teint foncé de grand voyageur s’illumine d’un énigmatique sourire. Il nous invite à l’intérieur.

-«Venez en-dedans! Je vous fais visiter! It’s tea time anyway!»

L’endroit est magnifique. Les plafonds très hauts aux rosaces élégantes finement ouvrées, des boiseries sombres et patinées à l’anglaise, des meubles antiques magnifiques, le tout éclairé de grandes baies vitrées donnant sur Doran Bay et le fleuve.

Mais un peu partout sont déposées des caisses de bois immenses, ornées d’autocollants divers attestant de longs voyages. Certaines ont un mètre et demi de longueur, mais plusieurs font plus de trois mètres par presqu’autant de haut.

William, notre hôte, remarque ma perplexité.

-« Ah! Ça vous intrigue n’est-ce pas?!, dit-il en anglais avec un fort accent britannique. Suivez-moi, je vais vous montrer.

Il nous emmène dans un autre salon, s’emparant au passage d’un petit pied-de-biche traînant sur un comptoir.
Au milieu de la pièce se trouve une autre de ces mystérieuses caisses dont il entreprend d’enlever le panneau de trois mètres par deux qui nous fait face.
Puis il dépose son outil par terre et glisse le panneau vers la droite pour l’appuyer sur l’autre face de la grande boîte.

Nick et moi sommes sidérés.

Nous avons devant nous une réplique de plus de deux mètres, parfaite dans ses plus minuscules détails, du célèbre navire de Sa Majesté le HMS Bounty.

La surprise passée, je me rappelle toutes les autres caisses.

-«Mais, mais...toutes les autres...»

-«Oui! Ce sont tous des bateaux! I love boats!, m’interrompt William.

                                                      

-«Je les fais faire en Angleterre, à Londres, nous dit plus tard William en posant sa tasse de thé. Ils sont tous rigoureusement fidèles à l’original, dans les moindres détails. Proportions, voilures, cordages, équipages même. Je commence par chercher les plans originaux, ou d’excellentes et fiables copies, et toute la documentation possible sur chaque navire. Puis je transmets le tout à une équipe de modélistes de musées avec qui je fais affaire exclusivement. Ils sont excellents. Puis, lorsque le modèle réduit aux dimensions que je leur indique est prêt, des années parfois après la commande, il m’est livré. Je viens d’acquérir cette belle vieille auberge, et elle abritera désormais ma collection.
Vous savez, les bateaux, c’est beaucoup comme ces ponts que vous cherchez! Ils sont l’invitation à la quête, à une autre vie peut-être, loin, au-delà de l’océan...Ils sont un passage.
Je suis heureux maintenant, ici. Mes années d’aventures et de voyage sont passées. Je veux finir mes jours en compagnie de mes navires, voguer en pensée avec eux, m’endormir quelques heures parfois, les après-midis pluvieux, et rêver de chasses au trésor, de mers d’huile ou de tempêtes... »

L’homme est un passionné, comme je les aime.
Il nous parle de ses trésors et de ses aventures encore longtemps, visiblement heureux de trouver un auditoire captivé.

Puis vient le temps où nous devons reprendre la route, encore longue pour retourner chez nous.

Sur les marches de l’escalier de la galerie, il nous parle d’un ami à lui, qu’il a perdu de vue depuis longtemps malheureusement, qu’il avait rencontré dans «une autre vie». C’était un plongeur, comme vous, nous dit-il. Lui, il aurait su peut-être, où trouver ce Pont Des Amoureux que nous cherchons. Il connaissait le fleuve et ses épaves comme pas un, et en avait découvert lui-même plusieurs. Il avait même été le premier à plonger sur l’épave du Eastcliffe Hall, tout-de-suite après son naufrage.

-«Enfin, un des premiers..., ajoute-t-il un ton plus bas. Il y avait plongé pour chercher la barre et la cloche, qui n’y étaient déjà plus. Mais il avait trouvé les carnets de bord du capitaine, m’avait-il confié! Je me suis toujours demandé si c’était vrai, et ce qu’il en avait fait...»

Les logs books du Eastcliffe! Quelle histoire ça ferait, si je pouvais rencontrer ce plongeur, me dis-je en quittant monsieur William!

Mon ami Nick a raison. La vie est pleine de petits ponts. Des passerelles entre les gens et leurs histoires, entre leurs différentes vies, qui enrichissent la nôtre quand nous osons les emprunter, juste pour voir.

                                                             

L’homme au visage que le soleil et l’air de la mer ont cuivré et gravé comme une vieille carte au trésor repose le pied de biche sur le comptoir.
Une autre grande caisse est ouverte, révélant un autre navire, plus moderne celui-là.

Il le parcourt des yeux et du bout des doigts, amoureusement.
Là, en avant, la toute petite porte de la timonerie est ouverte.

Et dans les cales, il n’y a pas que des lingots d’acier.