Le travail fait, et la température ayant chuté dramatiquement alors que les grands froids de janvier s’installaient, mon père, inquiet, décida d’aller rendre visite à Noré, l’indien du lac Sergent.
La marche était ardue, malgré les algonquines à la babiche toute neuve attachées aux mocassins avec deux longueurs de mèche de lampe à l’huile.
Arrivé à la pointe en face de l’île, Jack vit que Noré n’était pas sorti de son refuge depuis un bout de temps. Aucune trace d’activité sur le « pont de glace » entre l’ile et la pointe, là ou il passait tout le temps avec son traîneau et son cheval, pour que la glace y soit plus épaisse le printemps venu, lors des dernières traversées. Plusieurs fois, Jack avait fait la dernière avec Noré, debout sur les patins du traineau derrière l’ermite qui hurlait au cheval en le fouettant d’une longue branche, alors que s’enfonçait leur trace dans les eaux mortellement froides du Sergent!
Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé, songea mon père, en enjambant le thé du Labrador couvert d'hiver pour entreprendre la traversée sous les rafales blanches.
Quand il atteint l’île, il se mit à la contourner vers le sud, où la cabane de l’indien se trouvait, derrière une crique, et y arriva bientôt.
Mais Noré avait d’autres visiteurs.
Devant la cabane à moitié ensevelie de neige se tenaient quatre loups imposants, pattes écartées, gueule ouverte toutes canines dehors! Instantanément, mon père oublia le froid, la fatigue, se souvint douloureusement de ne pas s’etre écouté et d’avoir laissé la 30.30 au camp, recula d’un pas et hurla à plein poumons :
-NORÉ!!!
Ce qui arriva alors resta pour Jean-Jacques, le voyageur de commerce, imprimé dans sa mémoire comme la quintessence du Nord et d’Honoré Michaudville.
La porte de la cabane s’ouvrit soudainement avec fracas, créant devant elle un tourbillon de neige immédiatement traversé par la haute silhouette de l’indien en camisole, les bretelles de son pantalon kaki pendant sur ses cuisses arquées, et une expression féroce au visage. Sans une seconde d’hésitation, il s’élança vers le loup le plus proche et...lui botta le cul. Le loup piqua du nez et bascula sur le côté, raide, la gueule maintenant bourrée de neige, les pattes en l’air...
Et sous l’expression totalement médusée de mon père retentit à travers les hurlements du vent ceux de Michaudville, plié en deux et pleurant de fou-rire!
Jack venait de rencontrer les gardiens de Noré, destinés à les protéger lui et son île des visiteurs importuns.
Quatre loups morts, complètement gelés en position d'attaque.
Cette nuit-là, alors que la fatigue, le froid et l'alcool appelaient le sommeil et que les rêves peuplés de loups commencaient déjà leur cinéma, un bruit comme un claquement de carabine parvint aux oreilles de Jack, venu des ténèbres glacées du large. Comme quand il fait trop froid même pour la glace et que les lacs craquent.
Là-bas, au centre du Sergent, des centaines d'hivers venaient de gagner une autre bataille et un bon bloc s'était détaché de ''la grosse roche'', vaincu par le gel des eaux infiltrées...
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C'était il y a presque 60 ans.
Les trois Courteau et l'indien sont disparus depuis.
Seuls restent les loups, bien vivants, et au centre du lac, la grosse roche. Monolithe de calcaire.
Simon, petit-fils de Jean-Marie, Charlie le labrador, arrière petite fille des loups, et moi, fils de Jean-Jacques, approchons du haut-fond, les équipements de plongée dans le bateau.
Nous voulons voir les dessous de la grosse roche. Le calcaire cristallin, nous le savons maintenant depuis Tremblant, est synonyme d'étranges formations sous l'eau, à la fois instrument de sa dissolution et gardienne de son oeuvre.
Le rocher, (orienté Est-Ouest, Henri!), mesure 25 pieds de long par 10 de large. Et il est curieusement mais joliment percé au millieu d'une petite caverne, rejointe par un autre tunnel dans une des moitiés.
Autour du rocher sont éparpillés des inclusions et des morceaux libérés par l'action des vagues et de l'acide de l'eau, depuis des siècles. Les miettes du repas des millénaires...
...et celle des dures inclusions.
Mais les autres côtés, et surtout à l'ouest, révèlent de bien belles formes et la continuation du calcaire vers les profondeurs noires et très froides, imitant quant à ses proportions extérieures et sous-marines le rapport des icebergs.
Ici aussi, nous trouvons des inclusions en forme de pieux et de lames droites ou tortueuses. Mais elles sont toutes plus ou moins inclinées...L'érosion s'est elle faite en angle suivant la ''remontée'' des vagues sur le haut-fond? Quelque séisme ancien aurait-il basculé le monolithe?
Le dessus de ce plus gros pieu est lisse et plein, et d'un calcaire blanc aussi, on dirait, mais au grain beaucoup plus serré et fin.
Difficile, la photo, ici! L'eau froide sous la thermocline givre un peu mon caisson, et la turpidité de l'eau n'aide en rien. Simon pose à côté du plus haut ''pieu'' du site: trois pieds exactement.
Celui-ci, incliné, a 15 pouces.
Tout autour de ce qui reste de cette ancienne île qui disparait peu à peu sous les eaux, sous la surface, nous trouvons ces curieuses huitres de pierre! Une matière rouilleuse assez fragile se forme sur les cailloux de roc d'inclusion et suit au fil de sa croissance le niveau du sol de sédiments où elle repose, s'enfonçant un peu plus sous le nouveau poids au fur et à mesure, produisant cette couronne en assiette concave. Des malpèques al dente!
Une heure de plongée sera suffisante pour faire le tour de l'île mourante.
Mais il reste beaucoup d'air dans nos cylindres, et nous décidons d'aller saluer le fantôme de Michaudville autour de son île.
L'homme a habité mon enfance...
Au fond de l'eau, à peu près là où mon père se tenait sans doute lorsqu'il avait aperçu les loups gelés de Noré, gisent les artefacts d'un temps qui s'est érodé lui aussi, comme le monolithe.
Les inclusions de la vie de l'indien sont déposées sur le sol du monde du silence.
La tablette d'un vieux poële à bois, des casserolles, des bouteilles par centaines, d'alcool et de bière bien sûr, mais aussi de lait et de ketchup, et je souris de pouvoir lire dans ces pages déchirées et éparses le récit tranquile du quotidien de mon idole d'enfance...
À regret, les cylindres essouflés, nous devons bientôt remonter, retrouver Charlie le Labrador.
Qui partage avec nous l'amour de l'eau, digne représentante de sa race!Il y a encore beaucoup à explorer dans le lac. Encore plus ici, pour moi comme pour Simon, la surface de l'eau est autant une frontière entre deux mondes qu'entre deux époques.
Et les douaniers en sont le silence et la mémoire.
À peine reparti, guettant distraitement les gélinottes au bord du chemin de terre, je rêve de revenir.
Il y avait trop longtemps que j'étais venu saluer ma Terre du Millieu, la conté du Grand Baskatong, le pays de Noré et de Jack et ses frères, la demeure de l'esprit de mon père, la Terre des Loups...
Ce Nord là m'a toujours appelé, n'a jamais cessé de m'appeler.
Et comme Charlie, je ne pourrai jamais ignorer cet appel...
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P.S: Merci Simon.
(Certains noms ont été changés pour préserver l'intimité des gens qui habitent le lac.)
(Certains noms ont été changés pour préserver l'intimité des gens qui habitent le lac.)
2 commentaires:
Quel beau récit!!
Merci.
Quelle gueule ce Charlie....
Superbe texte. Quel beaux souvenirs et racontés de façon tellement authentique. J'ai eu froid, j'ai eu peur mais surtout, je me suis senti interpelé.
Merci JL.
Louis
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