mercredi 10 novembre 2010

Le Crapet Et Moi


Le crapet et moi


Je flotte en parfaite suspension dans l’eau noire. Au-dessus brille un croissant de lune mouvant, ondoyant sur la surface agitée d’une brise tardive. Je n’ai qu’à donner de temps en temps un léger coup de palme pour rester en place, deux pieds au-dessus du fond.
Et je savoure ce vol contrôlé, cette apesanteur enivrante…

Un crapet de roche frôle le gravier, immobile lui aussi sous mon visage. Ses nageoires pectorales vibrent étrangement et son corps est parcouru de frissons. Ses grands yeux rouges ont sous l’éclairage de ma lampe une expression hypnotisée, éberluée, vulnérable.
Je ne comprends pas ce qu’il fait là, hors de sa cachette habituelle dans l’épave, alors que rôdent les grands brochets.

Mais il est sous ma protection.

Les crapets de roche ne sont pas glamour. Ils ne sont pas de redoutables prédateurs, des combattants renommés, n’ont même pas les habits colorés de leurs cousins soleils. Ils ne sont ni petits ni gros, ni appâts ni trophées.
Les crapets de roche ne sont rien.
Et pourtant ils sont partout. Nombreux. Et toujours là à agrémenter les épaves pour les plongeurs quand les grands poissons importants n’y sont pas.
Ils sont le peuple, les travailleurs, monsieur-tout-le-monde, les gens ordinaires des profondeurs.

Il vibre moins, se calme, s’habitue au bruit de mes bulles. Et nous devenons des compagnons dans le noir, faces tous deux au faible courant, nous regardons droit devant dans le soir liquide.

J’ai la tête pleine du vacarme des soucis, des peurs, des insécurités qui me tourmentent devant l’imminence de grands changements. Mais je ne peux plus les reporter. Je n’ai plus le temps. Il faut provoquer la crise, opportunité de changement, il faut sauter dans le vide ou mourir ici, m’endormir pour de bon dans le sommeil réconfortant de la stagnation.
Je crève de peur. Quand on approche assez de l’ouragan, il vous déshabille de la bravade des mots, de l’armure de papier des résolutions clamées bien haut pour l’oreille des autres alors que murmurent en nous le doute.

Je me sens comme mon ami là sous moi, fragile et vulnérable, et je réalise que bien peu de choses nous séparent en réalité quand on considère plutôt que notre petit monde individuel la grande réalité de la rivière.

Malgré ma prétention, ma conscience et ma croyance d’en être le seul dépositaire, malgré la force de mes bras et de mes jambes, malgré toute la technologie dont je me suis armé, je suis une petite étincelle dans le vent, aussi aisément soufflée qu’une autre, aussi fugace que celle de mon ami aux yeux rouges.

Le crapet vibre à nouveau et son corps est agité de soubresauts. Puis il se calme.
Il me ramène à notre réalité commune, la rivière, l’eau qui passe froide sur mon visage pour disparaitre dans la nuit derrière moi.

Je ferme les yeux un moment et imagine que transpirent hors de ma peau de néoprène toutes mes terreurs. Pour être déchirées en lambeaux et emportées par les flots comme la vieille peau des épaves devant la caresse des siècles.

Le fleuve me lave.

Il me semble que le crapet me regarde du coin de son œil rouge. Comme s’il me voyait différemment.

Avec une infinie tendresse, sachant que c’est moi que je veux toucher autant que lui, j’approche lentement la main, les doigts tendus. Et plus je m’approche et plus il reste là; plus je suis envahi d’émerveillement et de complicité. Et enfin, mon ami se laisse caresser. Je sens très bien son corps relâché, qui s’incline un peu sous le contact et revient résilient quand je reprends le mouvement.

Je cesse de palmer et je regarde le crapet s’éloigner doucement. Accepter le courant et s’y abandonner, c’est aussi avancer, pour qui est fils de la rivière.

Merci mon ami. Tu n’as rien d’ordinaire.

4 commentaires:

pepe a dit…

qui éclaire qui dans cet obscur ambiance?

Renata a dit…

La preuve que les vrais crapets ne sont pas ceux qu'on pense ... !!!

Le crapet voulait peut-être te dire ce que tu sais déjà : la peur et la résistance sont des barrières que l'on s'impose à soi-même.
Go with the flow...

Nathalie C. a dit…

Quel beau texte.
Tu as le don d'écrire au bon moment ce que j'ai besoin de lire!
Ce don de nous ramener à la réalité, à l'essentiel.

Merci de partager tes pensées!

Nathalie

Anonyme a dit…

C'est vraiment fantastique. Ton texte me touche profondément; je sens aussi ces vibrations jusque dans ma moelle.
Jean-Louis tu es définitivement un homme d'exception. Oui comme les autres, tu respire, ton coeur bat la cadence et ta vie chemine mais tu es d'exception pour ta sensibilité, ta capacité de transmettre l'énergie qui vibre au moment ou tu le vis. J'ai déja écris que tu es un maître de l'espace-temps a travers tes toiles...mais la tu consolide ton titre dans l'écriture.
Jean-Louis, merci pour tes textes, merci pour tes oeuvres, merci d'être. On apprend à mieux être que de te lire
Louis