vendredi 9 octobre 2009

PEPSI 1957



Morrisburg, encore...

La journée est magnifique, le village toujours superbe avec ses vieilles maisons anglaises aux balcons et frises enjolivés.

Cette fois, Sly s'est joint à Aqualung et moi. Deux autres plongées relaxes vers l'obtention de son titre de Divemaster. Même si en fait son vieux log-book perdu en montrerait bien deux centaines.



Le temps de jaser un peu en se préparant, sur fond musical de jappements d'outardes qui descendent et remontent le fleuve, et nous boudons une entrée à l'eau facile pour le saut du haut du quai beaucoup plus drôle.

J'aime le "TCHOUFFFF" de l'entrée à l'eau entouré de milliards de micro-bulles qui blanchissent tout pendant quelques secondes!




Puis le calme revient, le tourbillon blanc se dissipe, et tout a changé..........

Nous dérivons doucement le long du mur sud du canal, dans une lumière viridienne irréelle, et je sens mon coeur ralentir, ma respiration allonger. Je ferme les yeux un instant.




Et j'entends soudain de faibles cris au loin, qui s'amplifient au fur et à mesure que je me rapproche. Ce sont des enfants qui jouent près de la marina! Trois d'entre eux sont des Allemands avec leurs u-boats, et les deux autres sont les Canadiens, fiers et valeureux combattants venus défendre l'Europe contre l'invasion nazie!

Blanche, leur mère, sourit de la galerie arrière de leur maison au bord du fleuve. Elle les regarde jouer près de l'eau en épinglant à la corde à linge les vêtements des petits.

C'est salissant la guerre!

À la radio, Elvis roucoule Love Me Tender.

Toujours un oeil sur les enfants, Blanche prend sur la rampe le Pepsi qu'elle avait entamé et descend le petit escalier qui donne dans la cour arrière.

Elle marche vers le fleuve et va s'asseoir sur la grosse pierre.

Tout autour d'elle c'est samedi à la marina, occupée comme une ruche, comme un nid d'achigan, le soleil de juillet brille, les enfants sont heureux, et elle ne pense presque pas à Julien...
L'année prochaine, ils ne seront plus là. À Cornwall, ils vont tout inonder, à cause du nouveau barrage.
Julien aurait eu le coeur brisé, de devoir abandonner leur petite maison bleue, construite de ses mains.

Ses mains...

Alors comme il arrive parfois qu'on aie à la fois la pluie et l'arc-en-ciel; une larme coule sur la joue de Blanche qui sourit pourtant encore.
Prenant dans son tablier une pince à linge, elle la dépose sur l'eau.

Petit bateau, pense-t-elle, portes-lui mon amour...

Puis elle se lève et retourne à la maison bleue, la maison de Julien et Blanche, et oublie entre les rochers une bouteille de Pepsi vide.


"I'll be yours through all the years

Till the end of time"




Les dernières notes restent derrière moi avec mes bulles...Le temps a passé puis s'est arreté un jour de 1958 ici, quand les flots ont tout recouvert, tout habillé, tout englouti.

J'ai l'impression de ne plus dériver avec le courant mais d'assister plutot en cinémascope géant au documentaire à la mémoire des Villages Perdus.

Devant moi déroulent en sépia les images anciennes...




Structures affaissées, sous-sols encombrés et travail d'hommes murmurent à travers le cliquetis de la machine à images que les gens vivaient vraiment, ici.









Julia Whitty, dans son livre "Fragile Edge", parle de l'eau et de la vie. Du fait que lorsque vous plongez dans l'océan, vous plongez réellement, littéralement, dans la vie.

Tout autour de vous, vous frolant et vous caressant, le phytoplancton, le zooplancton, le virioplancton nagent et vibrent. Et s'ils sont pratiquement invisibles dans leur transparence protectrice et leur petitesse, ils sont pourtant si nombreux que moins d'eau que d'eux ne vous touche réellement!

Je pense qu'ici, en plus de ces vies visibles et invisibles, à travers les gros achigans et les bancs de dorés, flotte un tissu serré de mémoires et de souvenirs, comme le linceul détaché du marin inhumé au large...

Nous le sentons tous trois...
















À tel point que bientot, nous ressentons le besoin de nous ressaisir, comme s'il y avait danger de non-retour, comme si le passé, meme celui des autres, pouvait vous attacher.

Comme si on voulait rester nous aussi à jouer avec les enfants de Blanche...




Peut-etre alors les achigans gardent-ils moins les lieux et le passé qu'ils nous gardent nous de s'y perdre!







Sly a un clin d'oeil complice que je ne vois pas, et me tire la révérence en un salut à la fois militaire et Pin-Up des années cinquante.



Et Aqualung cabriole dans le courant.





Sur le dessus des écluses englouties, un grand banc de chevaliers reçoit de temps en temps la visite de quelques dorés et achigans, et les intègre sans problemes.

On dirait qu'ils se font bronzer un peu avant le grand sommeil...




Il n'est pas rare de rencontrer ce que j'appele un achigan noir. Comme si par-dessus sa livrée habituelle vert-bronzé assez claire et zébrée verticalement de rayures plus foncées, il avait été couvert de suie.

Il est normal que la teinte de l'achigan varie selon la turpidité de l'eau de son environnement, mais je ne connais toujours pas l'origine de cette coloration de charbon qu'ont certains individus dans les mêmes plans d'eau...



Celui-ci, de teinte normale, semble venir me demander ce que je lui veux, à son copain!




Hobbits du fleuve; les gobis recouvrent le fond par millions, milliards...
Et ont un penchant pour la dive, on dirait!







La rivière a les cheveux blonds, au soleil. Ses longues mèches nous murmurent de rester, alors que nous les survolons et que nous palmons avec regret vers la rive.

Peut-etre l'hiver nous laissera-t-il une autre chance?
Je l'espère, bien sur...

L'image de Blanche me hante encore.

Son petit bateau porteur, avant de s'éloigner, a reçu une larme. Une goutte de vie.

Il a parcouru des milles, vu tous les pays, grimpé des Everest liquides et sondé de profondes vallées bleues, à la recherche de Julien.

Et il l'a trouvé, bien sur.
Rien ne meurt vraiment dans la mer.

Et même si elle ne lui avait rien demandé, il est revenu lui dire, à Blanche.


You have made my life complete
And i love you so.







8 commentaires:

Anonyme a dit…

Hello!
Quelle belle histoire...à quand la suite?? J'adore ça! Les photos ne la rendent que plus crédible et émouvante!
Est-ce la construction d'un barrage qui a tout innondé?! là aussi!
Du talent comme ça JL il faudrait l'exploiter! BRAVO!
Anne

Jean-Louis Courteau a dit…

Merci beaucoup Anne! J'y travaille!

Oui, la région de ce qu'on appele maintenant les Lost Villages, fut inondée en 1958 suite à la construction du barrage de Cornwall.

JL

Nathalie C. a dit…

Woooowwwww...
Comme j'aurais aimé ne pas travailler pour pouvoir vous accompagner...

Il y a la beauté des lieux,
il y a la beauté de l'histoire,
Et il y a surtout la beauté du respect que vous avez toujours à l'égard des lieux que vous visitez et de l'histoire qui s'y rattache.

Merci pour ça.

Anonyme a dit…

Romantisme, tristesse, amour, espoir...
On se sent tout-à-coup transporté dans une page de roman...Blanche, la belle et douce Blanche...
Vous ne pouvez laisser ainsi vos lecteurs en suspens.
A quand le prochain chapître ?
R.

Anonyme a dit…

Quel roman !
Incroyable que le fond des eaux puisse contenir tant de secrets, tant de vécu, tant d'histoire.
Dans xxx années, un plongeur racontera-t-il la nôtre ?

Sly, la pose de la sirène au garde-à-vous est très réussie ! Salut !
Renata

Marina Kowalsky a dit…

J'ai rien à rajouter, tout a été dit.

Juste que je m'ennuies de plonger.....

Anonyme a dit…

Merci pour les renseignements...je ne connais pas tout de l'histoire du Québec...loin s'en faut...et j'aime bien apprendre...je suis allée lire sur internet sur les écluses 20-21-23 où vous allez plonger et le barrage! Vous plongez dans une page d'histoire...c'est si beau!!
Merci de nous en faire profiter!

Anne

Anonyme a dit…

Très joli texte. Des photos superbes..d'un autre monde.
Comme dans une rêve, ..mais une réalité cruelle.
Louis